De Natura Sonorum
– Projet d'étude sur la définition d'une nouvelle identité sonore de l'accordéon dans la musique contemporaine.
Projet de DAI Répertoire Contemporain et Création au CNSMDP
Un instrument de musique est en soi un morceau de langage musical. Le compositeur ne peut contribuer à l'évolution des instruments de musique qu'en les utilisant et en essayant de comprendre, souvent après coup, la nature complexe de cette évolution, qui reflète des données sociales, technologiques et économiques, et pas seulement musicales et acoustiques.
... C'est peut-être pour cela que je n'ai pas une seule fois cherché à altérer le 'patrimoine génétique' des instruments ni à les utiliser 'contre nature'.
–Luciano Berio
Ce texte a pour objectif de présenter mon parcours et la démarche artistique qui m'anime actuellement. Après de longues études menées parallèlement dans plusieurs disciplines (musicologie, piano, accordéon), je m'investis pour une période de deux ans "à plein temps" pour le répertoire contemporain de l'accordéon. Cet engagement consiste plus précisément en une importante activité de recherche et de création en collaboration avec des compositeurs. J'avais mené jusqu’ici un double parcours avec le piano et l'accordéon ainsi, ceux qui me connaissent comme pianiste m'ont parfois fait part de leur étonnement à la vue de mes présentes activités ! C'est lors d'un Master of Contemporary Art Performance effectué de 2010 à 2012 à la Musikhochschule de Lucerne (Suisse), que j'ai débuté une recherche sur la définition d'une nouvelle 'identité sonore de l'accordéon. Je la poursuis actuellement dans le cadre d'un DAI – Répertoire Contemporain et Création (3e cycle supérieur) au CNSMDP. Les raisons de cette recherche sont multiples et complexes et je vais tenter de retracer cette histoire.
1. Trossingen « Natürliche Dauern »
de Stockhausen
En juin 2010, j'ai l'opportunité d'interpréter en concert avec 3 autres pianistes le cycle de 2h30 que constituent les Natürliche Dauern (2006) pour piano de Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Cette longue série explore et questionne au travers de 24 pièces le rapport entre les « Natürliche Dauern » et la résonance du piano. Ces « durées naturelles » peuvent être instrumentales (dans une grande partie du cycle, il s'agit du temps nécessaire à une note pour que sa résonance s'éteigne, selon une hauteur et une nuance donnée), ou déterminées par des données « corporelles » (inspiration/expiration), ou par des objets externes (Rins japonais). L'exécution de ce cycle est pour moi un vrai choc musical et émotionnel. Elle me confronte à la résonance pure du piano : plus que confrontée, je suis envoûtée par cette résonance et celle-ci devient une obsession à tel point que j'ai beaucoup de mal à revenir vers des pièces plus "traditionnelles" qui me paraissaient arides. On comprendra bien sûr que cette recherche autour de la résonance devient un manque dans mon travail à l'accordéon, qui par nature en est dépourvu.
Si la résonance est l'une des caractéristiques « fondamentales » du piano, je me demande donc de quelle manière je dois approfondir mon rapport à l'accordéon pour trouver des sensations nouvelles. Je commence alors une période de questionnements et d'interrogations, sur la nature propre de cet instrument. De la famille des vents, l'accordéon combine aussi les caractéristiques des instruments à clavier, tout en ayant de nombreuses affinités avec les cordes dans le maniement de son soufflet. Comment définir son caractère propre, où se trouve son essence ? De quoi est construite son identité et quel(s) héritage(s) donner à ce jeune instrument ?
2. Master of Contemporary Art Performance
(Lucerne 2010–2012)
Lors de ces deux années d'études à Lucerne, je m'intéresse au répertoire existant de l'accordéon et en particulier à ses pièces solistes. Je suis à la recherche de pièces « fortes », de celles qui bouleversent les acquis et les traditions, pouvant jusqu'à donner une définition nouvelle d'un instrument. Cette première phase de ma recherche me permet de me rendre compte de différentes conceptions que révèlent les compositeurs en écrivant pour cet instrument. Ainsi, son répertoire est aussi diversifié que son histoire est complexe : la relative jeunesse de l'accordéon a emmené les compositeurs à puiser dans les influences de ses différents ancêtres, qu'ils s'agissent des orgues à bouches asiatiques, de ses cousins populaires (bandonéon, accordéon populaire...), ou au contraire à faire tabula rasa de son histoire et à lui donner une identité totalement neuve. Je m'intéresse à ces différents visages, en concevant un récital soliste d'une heure et demie, dont les sept pièces présentent différents portraits de l'accordéon et questionnent les rapports que celui-ci entretient avec son histoire.
Thomas Bruttger (*1954) : Effervescence (1991)
Hyunkyung Lim (*1967) : Me-A-Ri (1999)
José-Maria Sanchez-Verdú (*1968) : Arquitecturas del Silencio (2004)
Vinko Globokar (*1934) : Dialog über Luft (1994)
Luciano Berio (1925-2003) : Sequenza XIII, Chanson (1995)
Toshio Hosokawa (*1955) : Melodia (1979)
Bruno Mantovani (*1974) : 8'20'' Chrono (2007)
Vinko Globokar et Luciano Berio entretiennent un rapport fort au passé populaire de l'instrument : de manière extravertie et décomplexée chez le premier, le second nous présente une version « transcandée » de cette popularité. Chez la coréenne Hyunkyung Lim et le japonais Toshio Hosokawa, ce sont les origines asiatiques de l'accordéon qui influencent la composition : la conception d'un « super-shô » européen chez Hosokawa mène l'accordéon vers une nouvelle dimension sonore, tandis que Hyunkyung Lim travaille à créer des effets d'échos dans une pièce se donnant pour objectif de modeler le son, comme le ferait un sculpteur sur une matière physique. L'espagnol José-Maria Sanchez-Verdú nous présente une conception très sciarrinienne de l'accordéon en allant chercher des sonorités dans la sphère propre de l'instrument, dans un procédé continuel de transitions entre le son et les bruits de son émission. Chez l'allemand Thomas Bruttger ou le français Bruno Mantovani, c'est l'aspect structurel de la composition qui va déterminer en premier lieu l'écriture et non un rapport historiciste: chez Thomas Bruttger, on trouve des références au sérialisme intégral dans les différents processus structurels de sa pièce, alors que chez Bruno Mantovani, la superposition de différentes périodes ou de patterns créent une trame ininterrompue de rythmes complexes.
Les notes de programmes (en allemande) accompagnant ce récital.
3. DAI Répertoire Contemporain et Création
(Paris 2012–2014)
Au sortir de ce cycle à Lucerne, je souhaite aller plus loin dans une deuxième étape de recherche : c'est maintenant le processus même de la création, son cheminement, que j'ai envie de comprendre, en travaillant avec des compositeurs de ma génération pour la plupart. De cette manière, il m'est possible de voir de quelles manières ceux-ci envisagent et appréhendent l'accordéon, parfois, lors de leur tout premier contact avec cet instrument.
Lors du récital présenté à Lucerne, on peut voir que les compositeurs ont plusieurs choix qui s'offrent à eux : puiser dans les différents ancêtres de l'accordéon, essayer de s'en détacher ou bien s'appuyer sur une problématique musicale ou compositionnelle pour concevoir une œuvre. J'ai envie de voir ce qu'il y a derrière ces problématiques, d'explorer l'accordéon pour ce qu'il est, ce qu'il porte de plus profond, découvrir son noyau caché, ce que Salvatore Sciarrino décrit comme la materia prima, au-delà du « parfum » spécial que lui confère son histoire. Ce compositeur se dit se sentir concerné uniquement par la « substance » de l'instrument. On peut ainsi ce demander ce qui la constitue, au delà de considérations sociologiques, de l'aspect couleur locale, ou de tout ses effets idiomatiques?
C'est dans le cadre du 3e cycle supérieur « Diplôme d'Artiste Interprète Répertoire contemporain et création » que je continue donc ce parcours, guidée par cette quête (existentielle peut-être?). Nombreux sont les étudiants à avoir répondu à mes sollicitations, après les présentations effectuées dans les classes de composition. D'une part, de belles créations voient le jour grâce au travail de ces compositeurs, d'autre part, cela me permet d'expérimenter l'accordéon au cœur de la création et de nourrir cette réflexion de manière riche dans de nombreuses configurations : au travers de pièces solistes, en musique de chambre, en ensemble, dans des concertos, ou dans des pièces faisant recours à l'électronique.
Je souhaite donc remercier tout particulièrement les classes de Frédéric Durieux, Stefano Gervasoni et Gérard Pesson, les étudiants du cursus 1 de l'IRCAM, ainsi que tous les compositeurs indépendants avec qui j'ai pu travailler ces deux dernières années.
Février 2013
FANNY VICENS
ACCORDEONISTE & PIANISTE